« De grâce, ne traitons plus l’ESS comme une économie informelle », Jean-Pierre Elong-Mbassi, SG de CGLU Afrique

Du 1er au 6 mai dernier, s’est tenu à Dakar, et pour la première fois e Afrique, le Forum mondial sur l’économie sociale et solidaire (EES). Rendez-vous incontournable pour l’ESS, ce rassemblement constitue une plateforme privilégiée d’apprentissage mutuel, d’échange de connaissances et de visions sur l’ensemble des facettes de l’économie sociale et solidaire. En cette occasion, Espacedev a ouvert son micro au Secrétaire général de CGLU Afrique, Jean-Pierre Elong-Mbassi, acteur majeur du développement des collectivités pour parler de cette économie. Entretien.

Espacedev : Au moment où se tient le Forum sur l’Économie sociale et solidaire à Dakar, la réflexion sur les mutations que cette économie pourrait connaitre se  poursuit. Peut-on s’attendre à une structuration plus poussée ?

Jean-Pierre Elong-Mbassi : La question qui est posée à l’occasion du Forum mondial de l’économie sociale solidaire, c’est comment on peut faire progressivement passer cette économie-là, qui est la nôtre, à une étape de production et de productivité meilleure. Et à une étape de structuration de l’emploi dedans qui permet de protéger les travailleurs. L’économie sociale solidaire doit se réconcilier avec l’emploi décent, surtout qu’elle est l’offre d’emploi la plus élevée pour les jeunes. Mais ce qu’on ne sait pas, c’est que cette économie est porteuse d’un très grand potentiel de création d’emplois, surtout si on la connecte avec les nouvelles technologies, avec l’économie des plateformes. Comment voulez-vous que le bissap soit vendu à Yokohama si vous ne passez pas par les plateformes ? Si vous mettez en place une plateforme, vous voyez bien que vous avez des informaticiens à recruter, vous avez des logisticiens à recruter, vous avez toutes sortes d’organisations qui se mettent en place et qui permettent de moderniser cette économie. Il y a la normalisation à faire, il y a la protection d’origine à faire. Il y a donc beaucoup de potentialités que porte cette économie sociale et solidaire dans le cadre de sa modernisation. Mais de grâce, ne la traitez plus comme une économie informelle. Arrêtez ce vocabulaire qui est un vocabulaire dégradant pour des hommes et des femmes qui vous nourrissent chaque jour, qui vous transportent chaque jour, qui font que vous viviez une vie à peu près normale.

Esp : La revalorisation de cette économie peut-elle être à la base du développement sérieux de l’économie africaine ? Puisque plus de la moitié de la population s’active dans ce secteur ?

JPEM : Mais c’est même la condition du développement économique. Vous ne développez pas l’économie, on ne développe pas les gens. Les gens se développent. Si vous dites : « Je vais faire l’importation de la production des entreprises étrangères pour développer mon économie. » Vous avez tort. Vous devez développer vos entreprises. Elle commence par les entreprises de l’économie sociale et solidaire. Et c’est celles-là qui, progressivement, passent à des niveaux de productivité plus élevés, à des niveaux d’exigence plus élevés et rencontrent les besoins des populations. Si vous pensez que c’est à force d’importation, d’ investissement direct étranger dans votre économie, que vous développez votre économie, je crois que vous avez tort.

Esp : La question des monnaies locales comme base de développement des territoires en Afrique ?

JPEM : La question des monnaies locales est une autre question. Parce qu’évidemment, dans une économie ouverte, la monnaie pose un problème tant qu’ elle n’est pas une monnaie maîtrisée localement. Je prends le cas de la zone CFA, c’est une monnaie qui n’est pas maîtrisée localement. Lorsque vous faites des monnaies locales, l’interface avec les échanges internationaux devient un problème. Dans les très grands pays qui maîtrisent leurs politiques monétaires, je prends un pays comme la Chine qui a deux yuan, un yuan convertible et un yuan non convertible. Beaucoup de pays ont ce genre de mécanisme. Et dans certains pays, on va très loin jusqu’à dire, au fond, chaque collectivité territoriale peut avoir sa monnaie. Le problème qui se pose, c’est la convertibilité de cette monnaie par rapport à la monnaie exposée aux échanges internationaux. Cette question n’est pas encore très bien résolue et selon qu’on croit que cette question n’est pas importante ou qu’on croit qu’elle est importante, on est plus ou moins amicaux aux monnaies locales. Je pense aussi que les monnaies locales posent aussi un problème de technicité. Je sais que, par exemple, une des villes qui a mis en place des monnaies locales en Angleterre, qui a eu des problèmes avec la Bank of England à cause de ça, cette monnaie a été aussi à la base de la revalorisation économique de cette commune. Mais ceci a une limite qui est justement l’adoption à la partie internationale de la monnaie.

Esp : Monsieur le Secrétaire général, vous avez tantôt évoqué le fait qu’on doit arrêter de parler d’économie informelle. Mais aujourd’hui, comment faire ? Est-ce que les acteurs de cette économie-là sont prêts pour effectuer le grand saut ? Par exemple, les questions d’organisation, de taxes, de visibilité et autres.

JPEM : Vous voulez la vérité sur cette affaire ? La vérité sur cette affaire, c’est que lorsque des pouvoirs publics considèrent des entreprises comme essentiellement des pourvoyeurs de taxes, à mon sens, ils se trompent. Les taxes, c’est ce qui vient de surcroît. Ce qui importe, c’est produire. Les entreprises sont là pour produire et produire sur une chaîne de valeur de plus en plus élevée. Je vous assure que les gens qui sont dans l’économie sociale solidaire ont la même ambition, produire sur une chaîne de valeur de plus en plus élevée pour créer de plus en plus de profit. C’est seulement les profits que vous taxez. Or, chez nous, on taxe même d’abord l’outil de travail. C’est pour ça que les gens se cachent, parce qu’ils savent qu’on peut leur tomber dessus, y compris pour leur propre outil de travail. C’est aussi une autre manière de concevoir le développement et de concevoir l’entretien de la puissance publique qui est un problème. La puissance publique doit être au service de la société et ce n’est pas la société qui doit être au service de la puissance publique. Or, si vous voulez que la puissance publique soit au service de la société, il faut qu’il y ait une discussion sur ce qu’on attend de la puissance publique dans la société. Cette discussion n’a jamais eu lieu. Personne n’a jamais demandé pourquoi, pour avoir un acte de naissance, quelle est la transaction qu’on doit faire. Votre femme vient d’accoucher ou vous voulez un acte de naissance, on vous dit « Le maire n’a pas encore signé. » Ce ne devrait pas être un truc comme ça. Ça doit être un acte obligatoire de la part de la mairie, n’est-ce pas ? Donc, il y a une conversation sur le service public et donc du rôle de la puissance publique dans la société qui doit avoir lieu. Actuellement, il y a trop de choses qui sont du copié collé. Il est temps d’intégrer définitivement qu’on ne développe pas les gens, les gens se développent.

Esp : Une dernière question. Aujourd’hui, nous sommes en train de vivre la sixième édition du Forum. Si on devait apprécier l’évolution du concept en Afrique, dans nos collectivités territoriales, quelle serait votre appréciation ?

JPEM : D’abord, ce n’est pas étonnant que ce soit seulement maintenant qu’on a créé en Afrique. Vous dites, on est le sixième. Ça fait un moment que ça existe ailleurs. Le fait qu’il soit reconnu en Afrique aujourd’hui, c’est une bonne chose, mais c’est un commencement. Au niveau international, c’est seulement le 18 avril qu’on a pris aux Nations Unies une résolution sur l’économie sociale solide. C’est hier, même pas. Donc il faut laisser le temps au temps.

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