Rendre visible les activités pastorales au Sénégal : une question de justice

Dans la région du delta du fleuve Sénégal, l’élevage pastoral concerne plus de 50 000 personnes, deux fois plus que les élevages sédentaires. Les cheptels sont également bien plus gros et alimentent les marchés de viandes et de lait locaux. Malgré son poids démographique, économique et social, le pastoralisme reste peu visible sur la majorité des cartes représentant les activités agricoles du pays. De fait, il bénéficie de très peu de politiques publiques et d’investissements. Un groupe de scientifiques publient dans Land Use Policy une méthode simple d’évaluation des activités pastorales dans le delta du fleuve Sénégal et plaident pour leur inclusion dans les processus de gouvernance.

A travers des questionnaires menés auprès de plus d’un millier de campements sur 6000 kilomètres carrés autour du delta du fleuve Sénégal, les auteurs de l’étude publiée dans Land Use Policy ont pu évaluer le rôle des activités pastorales, mettre en évidence leur poids démographique et les principales routes de passage des élevages nomades. La technique, simple et facilement réplicable, permet de dresser les grandes tendances en cours dans la région. 

Le poids socio-économique des activités pastorales

Près de cinq fois plus de bovins et de chèvres, et sept fois plus de moutons qu’en élevages sédentaires : les élevages nomades de cette partie du Sénégal pèsent lourd dans la production animale et de lait du pays. En témoigne les routes empruntées par les cheptels, majoritairement reliées à des marchés de viandes et de lait. Contrairement aux élevages sédentaires, les activités pastorales sont également plus durables : majoritairement neutres en carbone, elles s’adaptent aux conditions climatiques difficiles en ayant recours à des espèces locales plus résistantes, favorisant ainsi la biodiversité au sein des élevages.

« Le pastoralisme est un des piliers de la sécurité alimentaire de nombreuses populations rurales, en plus d’être une activité adaptée au milieu, renchérit Jérémy Bourgoin, chercheur Cirad et co-auteur de l’étude. Malgré les opportunités que ces élevages nomades représentent, ils sont largement invisibles aux yeux des politiques et des investisseurs. » 

Invisibles sur les cartes, ignorés par les acteurs publics et les investisseurs privés

Pourtant représentées sur des cartes des années 1950, les dynamiques pastorales disparaissent peu à peu des représentations géographiques officielles à partir des années 2000. Les nouvelles cartes se bornent à tracer des zones de passage pour l’accès aux points d’eau, mais ces visions restent théoriques et ne sont pas mises en œuvre.   

«Les cartes actuelles font la part belle aux activités agricoles sédentaires, en particulier les grandes exploitations irriguées, précise Jérémy Bourgoin. On parle par exemple des productions céréalières et horticoles, dont une partie est vouée à l’export. »

L’un des arguments pour expliquer cette absence de représentation des activités pastorales est la difficulté technique de rassembler les données nécessaires. L’équipe de Jérémy Bourgoin, à travers son étude, montre au contraire que les barrières techniques sont limitées. En revanche, les enquêtes de terrain nécessitent un certain investissement financier et humain. Un investissement primordial, selon le scientifique : «Si les acteurs politiques et économiques veulent mettre en place une planification juste, équitable et durable, ils ne peuvent pas se contenter de prendre en compte seulement certaines activités du secteur agricole. Ne pas représenter les activités pastorales ne les fera pas disparaître, mais sera source de tensions sur le terrain. »

Eviter les conflits d’usages des terres grâce à une approche territoriale

Avec l’augmentation de l’agriculture pluviale et l’installation croissante d’exploitations agricoles irriguées intensifiées sur les zones de passage des élevages nomades, les scientifiques craignent la montée des tensions autour de l’accès aux terres et aux points d’eau. L’une des solutions mises en avant consiste à investir dans le déploiement d’approches territoriales de planification du multi-usage des terres. Au-delà d’un simple diagnostic ou d’une concertation de façade, des efforts sont ainsi à engager dans la mise en œuvre de processus de planification participatifs, afin que ceux-ci aboutissent à garantir durablement la coexistence de systèmes d’activités et de modes de vies pluriels. Les travaux menés par exemple dans le cadre du projet Santé-Territoire vont dans ce sens.

Pour les scientifiques, ces arbitrages politiques seront possibles grâce à l’accès à des données et connaissances actualisées sur les dynamiques territoriales, comme ici la représentation cartographique de certaines activités pastorales : «les cartes sont des instruments de pouvoir, indispensables à la planification et aux politiques publiques de développement, rappelle Jérémy Bourgoin. En rendant visible les activités pastorales, nous espérons leur meilleure prise en compte dans l’action publique. »

Référence

Jeremy Bourgoin, Djibril Diop, Labaly Touré, Quentin Grislain, Roberto Interdonato, Mohamadou Dieye, Christian Corniaux, Julien Meunier, Djiby Dia, Sidy M. Seck. 2022. Beyond controversy, putting a livestock footprint on the map of the Senegal River delta. Land Use Policy

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