À l’heure où la France s’apprête à élire des représentants du Front national promoteurs de la haine des étrangers et des théories du grand remplacement, il est judicieux de souligner que l’histoire des colonies françaises d’Afrique met en lumière des schémas récurrents qui semblent se reproduire aujourd’hui. Ironie du sort, le Sénégal et l’Afrique de l’Ouest ont été le laboratoire ou la France coloniale a expérimenté les politiques d’exclusion et de discours de « grand remplacement » par la mise en place de systèmes de surveillance et de contrôle stricts visant à maintenir l’ordre et à asseoir la domination française. La surveillance des libano-syriens en Afrique, une page d’histoire méconnue et qui est intéressante de revisiter pour donner une perspective aux nouveaux discours xénophobes en cours en Europe et en France particulièrement.
Surveillance et contrôle des populations syriennes
A la fin de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations, ancêtre de l’ONU place la Syrie et le Liban sous le régime du protectorat français et les citoyens de ces pays se voient accordés le statut de « protégés » de la France leur ouvrant ainsi les portes des colonies françaises. Le mode d’organisation et leur rapide intégration dans le réseau du commerce de la traite jusque-là sous le contrôle des maisons de commerce et des traitants français aux colonies, fait d’eux de redoutables concurrents. La crise économique du secteur des oléagineux qui représentent 90% des exportations du Sénégal et 60% de celles de l’AOF est renforcée par la spéculation internationale des trusts étrangers tels que Unilever. Cette situation renforce le sentiment d’abandon des coloniaux et une stigmatisation de l’immigration et du statut des Libano-Syriens véhiculée par les chambres de commerce, l’Union Coloniale et des politiciens locaux tels que Galandou DIOUF.
Leur surveillance puis les tentatives d’interdiction de leur immigration en Afrique occidentale furent tour à tour envisagés et exigés par les chambres de commerce, les commerçants et les groupes d’intérêt européens établis au Sénégal. Cette politique est matérialisée par décision du gouverneur général instituant la délivrance de carte d’identité aux colporteurs syriens. Cette décision obligea tous les colporteurs syriens à se présenter au commissariat de police ou chez l’administrateur de leur résidence où il leur sera délivré des cartes d’identité. Cette mesure d’identification est doublée d’un contrôle sévère des déplacements de ces derniers. En effet, avant de se déplacer, ces derniers étaient tenus d’aviser le service de la police ou l’administrateur de leur date de départ et de leur destination. Leur carte d’identité était annotée en conséquence. Les services administratifs procédèrent à un recensement des Syriens sur l’étendue de la colonie et rendirent compte des mesures prises. En 1900, en pleine épidémie, l’administrateur adjoint de Tivaouane informe le Gouverneur général, avoir demandé à tous les colporteurs syriens présents dans ville de se présenter tous les matins au commissaire de police de la ville qui constatera leur état de santé. A Saint-Louis, suite à un décès suspect à la rue de la mosquée dans une famille de marocains, tous les Syriens et marocains ont été conduit de force à l’hôpital militaire de la ville et soumis à une visite médicale. Cette mesure concerne 35 colporteurs syriens (22 hommes et 13 femmes). Dans cette atmosphère de suspicion, la population européenne de Rufisque s’émeut le 20 novembre 1900, de la tentative de débarquement dans leur ville de treize syriens. Ils envoient immédiatement un télégramme de protestation au Gouverneur dans les termes suivants :
Tous Européens actuellement Rufisque ont l’honneur de porter votre connaissance que treize syriens ont communiqué trois jours à Dakar ont tenté débarquer cette nuit à Rufisque malgré atteinte brute la santé de Rufisque va demander à médecin Dakar savoir si accorder libre pratique nous protestons auprès de vous espérant que laisserez pas commettre illégalité, remerciements.
Concomitamment aux mesures prises à Saint-Louis et Thiès, le Commissaire de Police de la Ville de Dakar prend des mesures similaires et demande à tous les Syriens en résidence à Dakar de se présenter à la police. Cependant, le commissaire constate que ces derniers ont l’habitude de changer très souvent de nom et de résidence et que l’obligation d’être munis et de faire viser leurs cartes constitue une grande gêne pour ces derniers. Témoin du fichage systématique de ces derniers, les Archives nationales du Sénégal conservent encore aujourd’hui le fichier des demandes d’entrée dans le territoire français de l’AOF des libano-syriens.
Racisme économique et instrumentalisation de la santé publique
Il ressort de l’analyse des dispositions prises à l’encontre des syriens, un constat qui ne transparaît pas à la lecture des informations fournies par les services de santé et de police de la colonie. Il s’agit des raisons d’ordre économiques.
La faillite successive des maisons de commerce tenues par des français est expliquée par la différence de statut lié à la race. Les Libano-Syriens vivant dans des conditions de vie à peu près similaires à celles des indigènes sont de redoutables concurrents. Dans un ouvrage aux relents xénophobes rappelant « le grand remplacement », intitulé « La fin des français d’Afrique », Jean Paillard explique les raisons pour lesquelles, il faut mettre fin à l’immigration des levantins en Afrique occidentale française. Pour ce dernier, un français doit périodiquement, rentrer en France pour soigner sa santé ébranlée par des séjours en pays torrides. Il doit loger dans des maisons bien construites, donc coûteuses. Il a une nombreuse domesticité indigène qui lui délivre des travaux pénibles que ni son rang, ni le climat ne lui permettraient au surplus de faire. Il doit généralement envoyer ses enfants en France pour y recevoir l’instruction qu’ils ne pourraient recevoir sur place. Il est tenu à certaines exigences de vestiaire, de classe dans les trains ou sur les bateaux. En un mot, il lui faut beaucoup d’argent pour vivre. Or, la crise ruinait au lieu d’enrichir. Cependant, en face, le Syrien vivait de peu, couchait dans des cases ou des paillotes, supportait sans mal le climat, envoyait ses enfants à l’école indigène, voyageait en fourgon, en camion ou en cale. La crise était sans prise sur lui. Les immeubles et les affaires des blancs chassés par la misère passèrent aux mains des Levantins.
Paillard produit une série de statistiques visant à démontrer un envahissement de la colonie par une horde libano-Syriens aggravant le chômage et le sentiment d’une politique de main basse sur la colonie du Sénégal par des « métèques ». Un recensement détaillé de leur présence à Dakar est établi indiquant les rues et maisons qu’ils occupent et conclu les français qui veulent s’expatrier et qui ne peuvent y parvenir trouveront là l’explication de leurs déboires. Dix fois plus d’étrangers et de Libano-Syriens que d’indigènes. Cinq fois plus de Libano-Syriens que de Français. Mais comme pratiquement il y a environ trois hommes (frères, beaux-frères, cousins, amis etc.) pour chaque boutique de Syrien, pratiquement il y a à Dakar, comme commerçants : trente fois plus de d’étrangers et de Levantins que d’indigènes. Quinze fois plus d’étrangers et de Levantins que de Français.
Pour faire face à concurrence des libano-syriens, les chambres de commerce et les politiciens nationalistes français exigent que que tout le monde –étrangers, ressortissants, indigènes ou français – soit astreint à avoir une comptabilité en règle ;
- que le commerce ne soit permis qu’aux heures ouvrables. Autrement dit soit interdit la nuit et les jours de fête pendant lesquels les services de répression des fraudes ne peuvent exercer de contrôle ;
- que les étrangers, protégés ou ressortissants de race blanche soient astreints aux mêmes règles d’hygiène en pays tropicaux que les français. Ce qui obligerait les Libano-Syriens à vivre dans des conditions commerciales – ou de prix de revient- analogue aux français. Que les faillis et condamnés de toutes sortes soient automatiquement et implacablement expulsés.
L’ensemble de ce dispositif tourné vers l’exclusion des syriens est très intéressant du point de vue des enjeux en question. L’ensemble de ces règles fut traduit en dispositif normatif d’ordre hygiéniste pour renforcer le contrôle des libano-syriens.
Il était admis depuis l’épidémie de fièvre jaune de 1900, que les moustiques responsables de la maladie agissent la nuit tombée, la communauté européenne redoutant cette épidémie plus que tout autre, se voit ainsi réduite à laisser le terrain au commerce clandestin des libano-syriens, se livrant à la fraude en multipliant les points de traite de l’arachide par l’usage des camions. Il s’agissait ainsi, dans l’esprit des Chambres de commerce, de faire appliquer aux libano-syriens les règles coercitives d’hygiène applicables aux européens afin de réduire l’activité de ces derniers dans la perspective de réduire leur compétitivité. Les politiques de surveillance ne se limitaient pas seulement au contrôle des corps dans l’espace mais agissait également sur le corps même des libano-syriens par une traque biologique scrutant la santé de ces derniers. C’est d’ailleurs à partir d’un prélèvement sanguin effectué sur un membre de cette communauté que le vaccin français est mis en œuvre par l’Institut Pasteur de Dakar en1927 et a permis à mettre définitivement fin aux redoutables épidémies de fièvre jaune.
L’histoire de la surveillance et de l’exclusion des Libano-Syriens en Afrique occidentale française met en lumière les mécanismes de discrimination et de contrôle mis en place par la France coloniale. Ces pratiques, motivées par des considérations économiques et raciales, ont contribué à la marginalisation et à la stigmatisation de cette communauté. Il est important de se souvenir de ces événements pour mieux comprendre les discours xénophobes et les politiques d’exclusion qui persistent aujourd’hui.
Adama Aly PAM
Archiviste paléographe et historien diplômé de l’Ecole des Chartes (Sorbonne) et de l’Université de Cheikh Anta Diop de Dakar