Jusque-là, aucun document de référence de notre pays n’avait accordé autant d’importance aux territoires. Avec l’Agenda national de Transformation (ANT) et ses documents opérationnels décennal et quinquennal (Masterplan et Stratégie nationale de Développement (SND), il y a bien lieu de prendre en considération le message, à nous transmis, par les plus Hautes Autorités. Ni plus, ni moins, mieux réaligner les politiques sectorielles aux ambitions territoriales énoncées dans le nouveau modèle de développement du Sénégal. Signe de rupture ou volonté de repenser autrement le développement ? Une première à analyser et à mettre sur le divan, pour un mieux-être des citoyens.
Le nuage des mots issu de l’Agenda national de Transformation et des documents opérationnels y afférents, renvoie, avec une forte occurrence, à des termes « territoire », « Pôle-territoires » et dévoile plusieurs considérations pratiques.
Allons-nous vers une ère de territorialisation des politiques publiques avec une séquence temporelle chargée d’innovations ? Cette question mérite d’être posée d’autant que les protagonistes territoriaux se sont trop longtemps accommodés d’une décentralisation administrative bien trempée. Avec son lot de corollaire, une relation normative entretenue avec les Autorités administratives, caractérisée par un contrôle de légalité, pour mieux marquer leur territoire. Les espaces d’expression et de « challenge » trop souvent régulés, les besoins et attentes des communautés de base portés par une société civile plus ou moins suivie, et les implications territoriales des élus locaux souvent timorées. Autant de raisons parmi tant d’autres qui font que notre questionnement fait sens. En l’espèce, une clarification s’impose en termes de concept. Il ne faut surtout pas confondre, comme c’est souvent le cas, une politique publique territorialisée et une territorialisation des politiques publiques.
Politique publique territorialisée, quel sens ?
Ce sont les acteurs au niveau national qui conçoivent, mettent en œuvre et associent les acteurs des territoires. Entre le niveau national et celui territorial, il y a un « effet miroir », avec une transposition presque à l’identique des méthodes et outils de travail. Dès lors, les services techniques déconcentrés agissent en parfait respect des lignes de conduite édictées depuis le niveau national. Ce cas de figure qui était jusque-là en vigueur, reste marqué par une insuffisance d’innovations et une rareté de créativité. En conséquence, les acteurs techniques étatiques évoluant au niveau des territoires mettent en œuvre les instructions et recommandations, dont le mode d’élaboration, souvent, les échappe. En cas de défaillance, ce serait une erreur partagée, avec une marge de responsabilité qui est souvent circonscrite.
C’est un statut quo ambiant qui caractérise cette option de développement. Les conflits de gouvernance administrative sont peu fréquents et au cas où ils adviendraient, les modes de traitement des litiges sont loin d’être alternatifs, mais suivent un processus procédural stabilisé et maîtrisé. À l’analyse, ce cas de figure peut bien se mouvoir dans une déconcentration plus responsabilisante, pour paraphraser Odilon Barrot, (premier vice-président du Conseil d’État sous la IIIe République française), s’adressant aux préfets, bénéficiaires traditionnels de la déconcentration, « c’est le même marteau qui frappe ; seulement on en a raccourci le manche ».
En pratique, quelques errements
En guise d’exemple, l’on peut convoquer la matière relative à la planification territoriale, où les « copier-coller » sont érigés en règle dans leur conception. Les mêmes documents peuvent s’appliquer d’une collectivité territoriale à l’autre, sans coup férir. Aussi, tutti quanti, les budgets de plusieurs collectivités territoriales sont systématiquement reconduits, sans un effort d’ingéniosité dans les postes de recettes à mobiliser. En outre, la mise en place des pôles-emplois, au niveau des départements n’a pas fait l’écho d’un traitement territorial depuis la commune jusqu’au département. Le résultat est connu. L’appropriation est faible. Le même constat est noté avec la DER, dans ses modes de financement de proximité. Il y a lieu de repenser l’approche de l’action territoriale souvent trop superficiellement adressée.
Sans aucun doute, le domaine de « compétence fléchée » de la santé est le plus exacerbé au niveau territorial. La mise en œuvre de la politique publique territorialisée de la santé ne prend pas en considération les aspects liés à l’étendue et à l’ampleur des attributions, l’opérationnalité des comités de santé et l’appropriation de la carte sanitaire par les exécutifs locaux, etc…. Cette logique implacable de gestion des domaines de « compétence fléchée » par nos Collectivités territoriales doit faire l’objet d’une révision en profondeur. Ici, la collectivité subit puisqu’elle n’agit. Dans la chaîne des parties prenantes, il y a manifestement une insuffisante appropriation du rôle de la collectivité territoriale dans ce cas de figure.
A l’inverse, la territorialisation des politiques publiques, pourquoi ?
Il faut l’avouer, la forme de politique publique territorialisée ci-dessus évoquée ne met pas trop à l’aise les tenants d’une approche alternative disruptive, souvent porteuse de renouvellement et d’innovations. C’est là où gît toute la pertinence de la proposition faite dans le second cas qui est la territorialisation des politiques publiques. Ce qui nous est proposé dans les documents stratégiques, s’annonce comme un vrai ancrage d’une décentralisation technique.
Cette dernière est plutôt complexe avec un jeu d’acteurs et de parties prenantes plus denses et une utilisation d’outils et de techniques administratives plus conséquentes ; et naturellement, les litiges et interprétations voire délimitation des frontières des pratiques entre acteurs deviendront plus fréquents. Or donc, il faudra alors s’y préparer intensément et conséquemment. Ici, le territoire est au-devant, agit et contrôle son action sous la nouvelle modalité d’un État arborant les fonctions de régulation.
Un changement d’angle d’intervention est en vue. Cette option de développement consiste en une (re)localisation des politiques publiques au niveau des territoires, y compris les fonctions de conception, de mise en œuvre et réédition des comptes. Dans la même séquence, l’État régulateur aménage des espaces de suivi, de contrôle et d’évaluation. Par exemple, la gouvernance des pôles-territoires devrait-elle être évaluée suivant des critères consensuellement admis.
Assurément, de nouveaux outils devront voir le jour. Cette option de développement devrait s’adosser sur des outils de pilotage éprouvés similaires à ceux de la gestion de projets/programme (manuel de procédures, de mise en œuvre des opérations, de gestion des ressources, de suivi-évaluation, de performance, de mesure des rendements, des outils de communication et de marketing territorial).
Un intéressant jeu territorial
Les nouvelles Autorités ont proposé plusieurs scénarii de développement. Celui territorial est assez explicite. À examiner les contours de l’ANT et des documents opérationnels, particulièrement l’objectif global, aucun doute n’est permis. Le jeu de la territorialisation démarre par une focalisation assez intéressante entre un droit au mieux-être et un besoin économique. Dès lors, il s’agit d’un face à face entre des « citoyens à satisfaire » engagés et une « souveraineté économique » à rechercher. Le cadre d’intervention de ce jeu territorial, serait porté par des « territoires responsabilisés » qui vont désormais accueillir la seule compétition proposée, c’est-à-dire « le développement endogène ».
En vérité, il s’agit d’amener les citoyens à se sentir à l’aise dans la mise en œuvre des politiques publiques. Cela inclut, au niveau des territoires responsabilisés, une libération des énergies, une autonomisation des terroirs et une implémentation d’une nouvelle citoyenneté, pourquoi pas, à travers la mise en place des budgets participatifs ou l’observatoire sur la citoyenneté et le civisme tels que prescrits par le référentiel du pays.
Nos ressources publiques d’abord
La mise en œuvre de cette compétition se base aussi sur une rupture. En lieu et place des prêts concessionnels, et autres formes de financement de nature à renchérir la dette publique et à grever notre déficit budgétaire, il est fortement recommandé de miser d’abord sur nos ressources publiques, avec une réorientation stratégique de la fonction budgétaire. Aussi, dans le jeu des parties prenantes, un nouvel acteur, le secteur privé occupe-t-il une place centrale.
Là où les collectivités territoriales n’avaient pas pleinement exploité l’idée de collaborer avec le privé même si l’opportunité a toujours existé, il s’agit maintenant de se départir de toute frilosité et d’entrer en action dans un système de jeu offensif. Par exemple, la titrisation comme modalité de financement des investissements pourrait être une innovation pour nos collectivités territoriales. C’est une modalité intéressante avec un allègement des charges du côté de la collectivité territoriale et une disponibilité des ressources dans l’immédiat.
Mais à vrai écrire, des réformes libératrices sont nécessaires et justement, elles ont été proposées. Cela inclut l’amélioration du cadre des affaires, la formalisation de l’économie, la lutte contre la corruption et la mise en place d’un régime fiscal incitatif.
Une instrumentation de la planification socio-économique et spatiale
Désormais, l’on devrait en finir avec les planifications approximatives. Les pôles-territoires, dans une démarche qualité, devront identifier leurs investissements structurants, avec en ligne de mire, un « delta rentabilité » positif. A ce niveau, une rupture doit être opérée. La planification ne va plus apparaître comme un instrument de prévisibilité seulement, mais plutôt comme un instrument de pilotage, et de guidance des choix des investissements structurants, mais surtout de mesure de performance. Ce sera un moment crucial dans la gouvernance des pôles-territoires.
Cette fois-ci, la planification se fera avec un nouvel ordre d’acteur, c’est à dire le secteur privé, en lui démontrant l’impératif d’une bonne et fine appropriation des enjeux et finalités de la territorialisation des politiques publiques. Cela lui facilitera, demain, l’établissement d’un choix motivé. Il s’en suivra naturellement une inversion de la charge de polarité de financement. Maintenant, c’est le territoire qui devrait inviter le niveau national, dans sa large diversité, à prendre part à l’identification, à la priorisation des investissements et surtout à leur financement. Toute la pertinence de l’ANT et de la SNT peut se lire dans la préconisation d’une co-collaboration dans l’élaboration des documents de planification des pôles-territoires. C’est le premier niveau de maîtrise, par les territoires, des nouvelles options des plus Hautes Autorités.
Pour ce faire, il faudra préparer, ici et maintenant, les nouveaux outils de la planification (socio-économique et spatial) qui intègreront les objectifs de développement durable, misant essentiellement sur des investissements durables, résilients et (surtout) rentables pour le secteur privé.
Les compétences et le savoir-faire, moteurs de croissance du développement endogène
Dans l’objectif global poursuivi par la SND, il est noté une « viabilité et une compétitivité des territoires ». Le point d’attention réside ici dans l’établissement d’un lien étroit entre un bilan de compétences des acteurs territoriaux et la compétitivité des territoires. Dans l’absolu, seuls des acteurs territoriaux aux compétences variées et pointues, à l’ère de l’intelligence artificielle, seront à même de porter un conflit cognitif positif. Une spécialisation des compétences en fonction des pôles-territoires est à prévoir, avec l’établissement d’un plan de « compétence-pôle » très ciblé. Les compétences et les savoir-faire seront un levier de développement, et pour ne pas extrapoler, un des moteurs de croissance.
La tendance à la production des connaissances des acteurs des territoires (avec la parution d’ouvrages aux méthodes scientifiques rigoureuses, le positionnement des acteurs territoriaux dans les profils de poste au niveau national dans des structures appréciées), est très rassurante. C’est vrai, une hirondelle ne fait pas le printemps, mais il est annonciateur d’un message à décrypter. Il ne faut pas que cela constitue les rares arbres qui cachent la forêt. Non, il faut une massification des savoirs, des connaissances et des compétences, pour apporter de la valeur. Le nouvel ordre d’intervention sera dès lors le management par la valeur.
Des réformes, une réadaptation du cadre de la décentralisation
Le référentiel n’a pas ignoré les réformes. Autant les pratiques vont évoluer, autant elles se feront accompagnées de réformes. Celles-ci concernent, à la fois, la gouvernance territoriale, l’aménagement du territoire et les finances territoriales. Tout un vaste chantier, heureusement largement à la portée du ministère de l’Urbanisme, des collectivités territoriales et de l’Aménagement des Territoires. Sa technostructure est suffisamment organisée pour apporter des vraies réponses inclusives et durables aux défis persistants. C’est ce que reflète, la démarche méthodologique qui est certes prudente, mais qui sera progressivement évolutive et invariablement robuste, en fonction des thématiques, des contextes et des finalités.
L’idée d’avoir une porte d’entrée qui superpose les « thématiques » avec le croisement « des expériences » à l’avantage de mieux identifier « les pratiques clandestines », qui ont parasité, de manière exogène, l’action de la réforme de l’Acte 3 de la décentralisation. Dès lors, une catharsis nationale devra être provoquée pour mobiliser les Sénégalais autour du ministère en charge des collectivités territoriales, afin de gagner le défi territorial, un des plus stratégique. Les réformes portant sur le cadre de la décentralisation ainsi que les déclinaisons territoriales devront faciliter aux départements ministériels, un alignement et une prise en compte des options stratégiques en termes d’investissements autour des pôles-territoires. Mais il est à surveiller la cohérence des propositions en fonction des spécificités des pôles-territoires.
Des préconisations opérationnelles
La porte d’entrée « territoire » dans l’ANT et la SND est certes correcte, donc au bon endroit, mais il faut se doter de soupape de sécurité, pour avoir un « effet centrifuge » renforcé sur les pôles-territoires. Cela voudrait dire que l’Etat devra :
- valoriser la centralité du ministère en charge des Collectivités territoriales, par une mobilisation des différents départements sectoriels en une contribution en données et informations techniques, pour qu’il trace, de manière collaborative, les sillons de la territorialisation des politiques publiques, en vue d’un positionnement du statut, du dispositif de gouvernance y compris les profils requis, des outils de gestion et de déploiement des pôles-territoires ;
- aligner la planification des investissements des départements sectoriels en fonction de la cohérence des prévisions d’investissements des pôles-territoires et non le contraire ; ou à tout le moins donner la parole aux territoires pour qu’ils s’expriment durant la déclinaison sectorielle de l’ANT ;
- renforcer les dispositifs déconcentrés par un reprofilage du personnel pour une proximité de l’ingénierie requise et la fonctionnalité des pôles-territoires ; cela inclut une approche stratégique pour une gestion prévisionnelle des effectifs et des carrières, avec l’introduction de bonus, pour les pôles-territoires frontaliers ;
- instruire au niveau des différents départements ministériels, en relation avec le ministère en charge des collectivités territoriales, l’impératif de travailler sur une approche de conduite de changement incluant une fine démarche de stratégie de communication ;
- miser sur l’élaboration des schémas économiques des pôle-territoires en vue d’une définition de la stratégie de gestion des filières porteuses et des options de contractualisation avec le secteur privé, pour une pleine exploitation de toutes les potentialités existantes ;
- promouvoir la labélisation des pôle-territoires, dans l’ancrage d’une marque territoriale spécifique et dédiée, ceci grâce à une stratégie marketing offensive ;
- actionner la réflexion sur le financement endogène des pôle-territoires responsabilisés, pour créer leur autonomie et leur compétitivité voire performance en vue d’une souveraineté économique ;
- innover en lançant une étude sur l’établissement du produit intérieur territorial (autour du pôle-territoire), pour mieux agréger vers le produit intérieur brut au niveau national ; Cela aura l’avantage de connaître la contribution, dans des domaines précis de chaque pôle-territoire, à la souveraineté économique du Sénégal.
Au total et au vu de ce qui précède, nous pouvons bien confirmer que l’approche territoriale, en guise de rupture, semble être, pour une fois, au bon endroit. Tout le reste n’est qu’un défi de mise en œuvre. Nous devons tous nous y engager. Territorialement Vôtre….
Dr Ousseynou TOURÉ, Expert en Développement territorial
ousseynoutoure@gmail.com