L’intensification des poursuites à l’encontre des géants pétroliers n’a paradoxalement pas conduit à des condamnations effectives. Cet article examine les défis de recevabilité, de causalité, et les limites des cadres juridiques actuels.
Depuis la signature de l’Accord de Paris en 2015, le nombre de poursuites judiciaires initiées contre les géants pétroliers tels qu’ExxonMobil, Shell, et TotalEnergies a considérablement augmenté (1) . Ces entreprises sont perçues comme des acteurs majeurs de la crise climatique mondiale.
—Des ONG, des collectivités territoriales et même certains États ont intensifié leurs efforts pour faire reconnaître juridiquement la responsabilité de ces entreprises.
—Pour les ONG, les contentieux judiciaires sont désormais des moyens redoutables de renforcer l’efficacité de leurs actions, qui n’ont aucunement besoin de prospérer devant les tribunaux pour atteindre leurs objectifs. En effet, la simple publicité de leurs initiatives contentieuses suffit à porter un préjudice d’image à leurs cibles, bien avant qu’une décision judiciaire n’intervienne.
—C’est la raison de la multiplication des contentieux climatiques, qui peinent pourtant à prospérer devant les juridictions saisies. Pourquoi ? Quels sont les obstacles juridiques majeurs qui freinent l’aboutissement des actions en justice contre ces multinationales ? Cet article se propose d’étudier ces obstacles, en se focalisant sur les défis juridiques en Europe et aux États-Unis, où se concentre la majorité de ces contentieux.
I. L’épineuse question de la recevabilité des actions
—L’un des obstacles majeurs dans les contentieux climatiques est la recevabilité des actions en justice. Pour que des citoyens ou des ONG puissent engager des actions climatiques contre des multinationales, ils doivent répondre à des critères de recevabilité stricts. Ces critères varient selon les juridictions et peuvent inclure la preuve d’un préjudice personnel direct (2) , l’épuisement des voies de recours internes et la démonstration que l’action en justice vise à corriger une violation spécifique de la loi.
—En Europe, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a pris des décisions importantes qui ont façonné la manière dont les actions climatiques sont jugées. En avril 2024, la CEDH a tranché plusieurs affaires climatiques qui portaient sur la responsabilité des États membres de protéger leurs citoyens contre les effets néfastes du changement climatique. L’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse (3) a été un moment charnière.
—Dans cette affaire, un groupe de femmes âgées suisses a poursuivi l’État en raison de sa politique climatique jugée insuffisante, arguant que la chaleur accrue causée par le réchauffement climatique affectait directement leur santé. La CEDH a accepté la recevabilité de l’affaire, marquant un précédent où la question du lien direct entre la politique climatique et la protection des droits fondamentaux a été reconnu.
—Pour fonder sa décision, la Haute Juridiction européenne a notamment retenu qu’« on ne peut appliquer les divers éléments de l’analyse effectuée au regard de cet aspect, et en particulier la notion de dommage ou de danger imminent, sans tenir dûment compte de la nature particulière des risques liés au changement climatique, notamment du risque de conséquences irréversibles et de leur corollaire, la gravité du dommage. Lorsqu’un dommage à venir n’est pas simplement hypothétique mais qu’il est réel et hautement probable (ou pratiquement certain) à défaut de mesures correctives adéquates, le fait que ce dommage ne soit pas strictement imminent ne doit pas, à lui seul, conduire à la conclusion que l’issue de la procédure ne serait pas déterminante pour son atténuation ou sa réduction. Pareille approche aurait pour effet de limiter indûment l’accès à un tribunal en ce qui concerne de nombreux risques majeurs associés au changement climatique. Cela vaut en particulier pour les actions en justice engagées par des associations. Dans le domaine du changement climatique, ces actions en justice doivent être considérées à la lumière du rôle que jouent les associations en tant qu’elles permettent aux personnes touchées par le phénomène en question, y compris celles qui sont nettement défavorisées sur le plan de la représentation, de voir défendre leurs droits conventionnels et de chercher à obtenir des mesures correctives adéquates pour les manquements et omissions reprochés aux autorités en la matière. »
—Puis, grâce à ce prérequis, la Cour a établi l’existence d’un caractère directement déterminant de la procédure engagée par l’association et a accueilli son action.
—Toutes les affaires n’ont cependant pas connu le même sort. L’affaire Duarte Agostinho c/ Portugal et 32 autres États, dans laquelle un groupe de jeunes Portugais attaquait plusieurs gouvernements pour leur inaction face au climat, a été rejetée par la CEDH pour non-épuisement des voies de recours internes (4) . Une raison purement procédurale donc.
—La Cour a effectivement énoncé dans cette affaire que « le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation du recours en question (paragraphe 208 ci-dessus, citant l’arrêt précité Vučković et autres, § 74, et les références qui s’y trouvent citées).
—226. Au vu de ce qui précède, et eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour ne saurait considérer qu’il existât des motifs particuliers propres à dispenser les requérants de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes selon les règles et procédures disponibles prescrites par le droit national. S’ils avaient satisfait à cette exigence, les intéressés auraient offert aux juridictions internes la possibilité que la règle de l’épuisement a pour finalité de ménager aux États, à savoir celle de trancher la question de la compatibilité avec la Convention de mesures nationales ou d’omissions faisant grief ; et s’ils avaient ensuite porté leurs griefs devant la Cour, celle-ci aurait pu statuer en tenant compte des conclusions factuelles et juridiques de ces juridictions, ainsi que de l’appréciation faite par elles. Les intéressés n’ont donc pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention, celui de la Cour revêtant un caractère subsidiaire par rapport au leur (voir, en comparaison, Vučković et autres, précité, § 90 ; voir aussi Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS), précité, § 164).
—227. Il s’ensuit donc que le grief dirigé par les requérants contre le Portugal est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et doit être rejeté en vertu de l’article 35 § 1 et § 4 de la Convention. »
—Cette décision démontre la rigidité de certains systèmes juridiques qui exigent que les plaignants épuisent d’abord toutes les options disponibles dans leur propre pays avant de s’adresser à une instance supranationale.
—Aux États-Unis, l’affaire Juliana v. United States est un autre exemple marquant des défis liés à la recevabilité (5) . Dans cette affaire, un groupe de jeunes requérants a poursuivi le gouvernement fédéral pour violation de leur droit constitutionnel à un environnement sain, en raison de l’inaction de l’État face au changement climatique.
—Bien que les plaignants aient présenté des preuves solides sur les effets du changement climatique sur leur vie quotidienne, les tribunaux ont rejeté l’affaire, arguant que les jeunes plaignants n’avaient pas démontré de manière suffisante que le gouvernement fédéral portait une responsabilité directe dans les dommages subis.
—La question de la recevabilité reste donc un obstacle central, notamment dans les affaires climatiques. Il est difficile pour les plaignants de démontrer un préjudice direct lorsqu’il s’agit d’un phénomène aussi global que le changement climatique, qui affecte les populations de manière diffuse. Cela soulève la question de la capacité des systèmes juridiques à s’adapter à cette nouvelle forme de litige, où les victimes potentielles sont réparties dans le monde entier et où les coupables ne peuvent être réduits à un seul acteur.
—Gageons que dans un futur très proche les juridictions mondiales adopteront une interprétation plus souple des conditions de recevabilité des actions climatiques, très certainement couplée à un allègement du lien de causalité (cf. infra), pour pouvoir rendre des décisions de justice qui se prononceront plus précisément sur le fond des affaires qui leurs seront présentées ; et ce, très certainement après avoir ordonné des expertises judiciaires, qui seront effectivement le nouveau terrain de bataille des parties.
—En France, nous assistons déjà à un tel mouvement avec les arrêts de la cour d’appel de Paris rendus le 18 juin 2024, aux termes desquels les juges d’appel ont assoupli les conditions de recevabilité des actions initiées à l’encontre de trois grandes entreprises françaises, dont une compagnie pétrolière, TotalEnergies. (6)
II. Le défi de la causalité et de la responsabilité partagée
—Prouver la causalité est une étape cruciale dans toute affaire juridique.
—En droit civil français, pour qu’une entreprise soit tenue responsable, il faut que le plaignant démontre un lien direct entre l’action de cette entreprise et le dommage subi (7) . Il s’agit d’une condition classique de la responsabilité civile française.
—Or, dans les contentieux climatiques, établir un lien de causalité direct entre les émissions de gaz à effet de serre d’une entreprise et les conséquences du changement climatique est une tâche particulièrement complexe.
—Les émissions de gaz à effet de serre sont globales, diffuses, et cumulatives. Ce qui signifie qu’il est souvent difficile, voire impossible, d’attribuer un événement climatique particulier (comme une tempête, une inondation ou une vague de chaleur) à l’action d’une entreprise spécifique.
—Les défenseurs des entreprises soutiennent régulièrement que leurs émissions ne constituent qu’une petite part du total mondial, et que le changement climatique est causé par une multitude de facteurs, y compris les émissions des gouvernements, des autres entreprises et même des consommateurs.
—Le but ici n’est pas de savoir s’ils ont tort ou raison, mais plutôt d’illustrer à quel point la démonstration que l’action spécifique d’une entreprise pétrolière porte un préjudice spécifique est ardue.
—L’affaire Saul Luciano Lliuya c/ RWE AG (8) , en Allemagne, illustre cette difficulté. Un fermier péruvien avait poursuivi la société RWE, un géant de l’énergie, affirmant que les émissions de CO2 de cette compagnie avaient contribué à la fonte des glaciers dans sa région.
—Cette fonte menaçait directement sa maison et ses terres. Le plaignant cherchait à démontrer que RWE, bien qu’agissant à des milliers de kilomètres, avait une part de responsabilité dans ce phénomène.
—Or, comme les juristes aguerris pouvaient s’y attendre, la question du lien direct entre les émissions de RWE et le préjudice subi a été un point central de l’affaire.
—Pour rejeter sa demande, la juridiction allemande a effectivement énoncé que « la théorie de la causalité adéquate limite le principe de la « condition sine qua non » afin d’éviter que des processus causaux totalement improbables n’entraînent une responsabilité. Ainsi, l’événement en question doit avoir considérablement augmenté la probabilité générale d’un effet de même nature que celui qui s’est produit (cf. BGH NJW 72, 195). Indépendamment du fait que la causalité équivalente est écartée dans le contexte des dommages cumulatifs, la contribution des émetteurs individuels de gaz à effet de serre au changement climatique est si faible que chaque émetteur, même un émetteur important comme le défendeur, n’augmente pas substantiellement les effets du changement climatique. Pour les raisons susmentionnées, il est inutile de mentionner que la mesure de construction décrite par le demandeur ne serait, même selon ses propres déclarations, probablement pas adaptée pour résister à une vague d’inondation provoquée par une rupture du lac glaciaire. Le défendeur, en tant que perturbateur présumé, n’est naturellement pas tenu de financer des mesures inadéquates pour éliminer l’atteinte ».
—La juridiction allemande s’est en effet fondée sur la théorie juridique de « causalité adéquate », selon laquelle parmi tous les facteurs possibles d’un dommage, seuls ceux qui en constituent la cause déterminante doivent être considérés comme des faits générateurs du dommage.
—Au cas particulier, le requérant ne pouvait manifestement imputer l’entièreté de la fonte des glaces à RWE. Il s’agissait d’une cause, qui nous semble logique et justifiée juridiquement, de débouté.
—De même, l’affaire Shell (9) aux Pays-Bas illustre la difficulté d’imputer un dommage climatique à une seule compagnie pétrolière (ou plutôt à un seul acteur économique).
—Dans cette affaire, bien que la Cour de La Haye ait ordonné à Shell de réduire drastiquement ses émissions, l’entreprise a fait appel, affirmant que le changement climatique était un phénomène global, et qu’il était injuste de demander à une seule entreprise de porter l’entièreté de la responsabilité pour des émissions mondiales. Shell a également souligné que des gouvernements, des secteurs industriels et des consommateurs devaient également assumer leur part de responsabilité.
—Ce type d’argumentaire, qui repose sur la fragmentation des responsabilités, est particulièrement efficace. Il soulève des questions difficiles sur la manière dont les entreprises et les autres acteurs doivent partager la responsabilité du changement climatique. Jusqu’à présent, les tribunaux peinent à surmonter cet obstacle juridique, qui est au cœur même des contentieux climatiques modernes et qui trouve une justification juridique, fondée sur l’état de la science, mais également sur le bon sens.
—On peut difficilement demander à une seule entreprise de payer pour des dommages causés par des milliers, si ce n’est millions ou milliards de personnes. Aussi, de manière rigoureusement juridique, sauf à prouver un dommage spécifique causé par une entreprise pétrolière, on peut difficilement obtenir sa condamnation pour un dommage climatique général.
III. Les limites des cadres juridiques nationaux et internationaux
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