La France en Afrique : l’heure du divorce

Depuis le début de l’année 2023, le Président français se montre très actif sur le front diplomatique africain. En janvier, il a reçu à l’Élysée le Président ivoirien Alassane Ouattara. En février, le président du Tchad, Mahamat Idriss Déby, et le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed. Début mars, il a effectué une tournée express dans quatre pays d’Afrique centrale : les deux Congo, l’Angola et le Gabon à l’occasion du One Forest Summit.

Le message est clair : il faut contrecarrer la propagande russe qui dépeint la France comme une puissance coloniale. « L’Ours russe a réveillé le coq français », écrit le journaliste Antoine Glaser. Est-ce suffisant pour contrer l’impression que la France est désormais indésirable sur le continent ?

L’heure du divorce

Le 6 février dernier, Amira Bouraoui, journaliste et activiste franco-algérienne qui avait réussi à fuir son pays pour la Tunisie, a pu embarquer dans un avion à destination de la France. Cela lui a permis d’échapper à l’expulsion et à l’arrestation en Algérie. Ce faisant, la France a heurté l’Algérie, qui a rappelé son ambassadeur. Ce énième coup de froid entre les deux pays intervient alors que Paris et Alger avaient cherché, à l’été 2022, à relancer leur coopération. Une illustration de plus de la difficulté de la France à avoir une relation apaisée et confiante avec ses anciennes possessions d’Afrique du Nord.

Au-delà de l’Afrique du Nord, c’est toute la place de la France en Afrique qui est aujourd’hui en question. La realpolitik aujourd’hui menée par Emmanuel Macron, évoquant un nouveau partenariat Afrique-France en mars, peut-elle masquer le fait que la France est à l’heure du divorce ? Mais à quoi correspond-il ? Est-ce simplement un moment de l’histoire qui fait de la France le bouc émissaire de situations de crise, ou la rupture est-elle plus grave ?

Ce divorce est-il simplement la fin ultime de la décolonisation ou s’apparente-t-il à un divorce pour faute en lien avec les comportements néocoloniaux de la France ? Est-il une simple décision africaine ou une manipulation des Africains par des puissances étrangères, au premier rang desquelles la Russie et la Chine ?

Le départ des soldats français du Mali

Fin février, les 400 soldats des forces spéciales françaises ont dû quitter leur base à Ouagadougou à la demande des autorités burkinabaises

Ces forces d’intervention, à la présence discrète, intervenaient dans le cadre de la lutte antiterroriste dans l’ensemble de la région sahélienne.

Début mars, le jeune dirigeant du pays, le Capitaine Traoré, arrivé au pouvoir en septembre par un coup d’État dirigé contre le lieutenant-colonel Damiba (lui-même auteur d’un coup d’État), dénonça l’accord de défense qui liait son pays à la France. Un changement de politique annoncé en décembre par le voyage de son Premier ministre à Moscou, ou encore par l’interdiction de diffusion de RFI dans le pays.

Les manifestations dans la capitale Ouagadougou, au cours desquelles avaient fusé des slogans comme « L’armée française, partez de chez nous ! » ou encore « Non à la France, voleur de l’Afrique », laissaient à penser que la population se réjouissait de la décision, alors que le contexte est sombre.

Le Burkina Faso connaît une situation sécuritaire qui ne cesse de se dégrader depuis l’arrivée des islamistes dans le pays en 2015. Aujourd’hui, 40 % du pays échappe à l’autorité du gouvernement. Plus d’un million de villageois sont soumis à des blocus par des groupes islamistes. Le pays compte environ deux millions de déplacés et le conflit a fait environ 4 000 victimes depuis le début.

Cette éviction des Français suit celles de la Centrafrique et du Mali

En 2013, à la demande du pouvoir en place à Bamako, Hollande lance l’opération Serval. Elle a pour but de repousser les forces djihadistes qui progressaient vers la capitale. C’est un succès militaire et les forces françaises sont alors acclamées.

En 2014, débute l’opération Barkhane. Elle prend le relais des opérations Serval et Épervier (mission française au Tchad depuis 1986). L’armée française s’installe durablement dans la région sahélienne pour combattre les groupes djihadistes. Et elle le fait en lien étroit avec les États du G5 Sahel : la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Mobilisant à son maximum 5 000 soldats français, Barkhane intègre également, à partir de 2018, des forces d’autres pays européens.

Les militaires remportent des victoires tactiques et « neutralisent », c’est-à-dire abattent, des chefs djihadistes. Mais l’insécurité perdure, notamment dans la zone des trois frontières à la jonction du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Dans ce contexte, deux coups d’État successifs, en août 2020 et mai 2021, placent au pouvoir à Bamako le colonel Assimi Goïta.

La présence de la société de sécurité russe Wagner est attestée dès la fin 2021. Les relations franco-maliennes se tendent rapidement et l’ambassadeur français doit quitter le pays début 2022. La rupture est consommée. Les critiques les plus violentes (notamment à la tribune de l’ONU en septembre dernier) sont lancées contre les Français. Ces derniers sont accusés de « pratiques néocoloniales, condescendantes, paternalistes et revanchardes », et même de fournir aux groupes djihadistes des armes, des munitions et des renseignements.

Dans ce contexte, les forces françaises ont quitté le pays à l’été 2022. La France annonce la fin de l’opération Barkhane et le maintien d’un dispositif allégé au Sahel. La rupture avec le Mali est totale, où le gouvernement vient d’y interdire les ONG recevant des fonds français.

Pourquoi ces évictions et ce divorce brutal avec ces trois pays ?

Tout d’abord, il faut remarquer que la dénonciation des liens avec la France est un puissant élément de mobilisation dans d’autres pays de l’Afrique francophone.

Au Sénégal, par exemple, Ousmane Sonko, le principal opposant au Président Macky Sall, se sert de la dénonciation des liens entre Dakar et Paris pour mobiliser la jeunesse sénégalaise contre son président. « Il est temps que la France lève son genou de notre cou », n’hésite-t-il pas à lancer. Alors, pourquoi tant d’hostilité ?

Il s’agit d’abord d’un échec sécuritaire

Le Sahel (ce territoire au sud du Sahara) n’a pas été pacifié et les populations locales ne comprennent pas l’échec français, alors que les moyens déployés sont importants. Cela ouvre la voie aux théories complotistes les plus diverses et, au minimum, à l’idée que la France n’a pas fait ce qu’il fallait. L’aide militaire considérable de l’OTAN à l’Ukraine aujourd’hui accroît ce sentiment de deux poids, deux mesures.

En réalité, les succès ponctuels sur tel ou tel groupe de combattants ne peuvent suffire. Les conflits sont devenus endogènes. Si les premiers djihadistes étaient des étrangers (au sein d’AQMI, par exemple), les djihadistes se recrutent désormais dans les communautés locales brimées par le pouvoir central. De plus en plus, les conflits deviennent des guerres civiles opposant des forces opposées pour le contrôle du pays ou de certains territoires. Et la stratégie française ne peut y remédier.

Le projet de l’opération Barkhane au Sahel reposait sur un triptyque : défense, diplomatie et développement. Mais faute d’avoir réussi la phase de sécurisation, le reste, et notamment le développement, n’a pas suivi et les populations ont vu leurs conditions de vie se dégrader.

Cet échec s’est retourné contre la France parce qu’elle était particulièrement vulnérable aux attaques

D’une part par son passé colonial, qui rend suspectes les actions françaises accusées d’être à visées néocoloniales. Au fond, à force de dire que la France a des responsabilités particulières en Afrique, cela s’est retourné contre elle et elle est une cible toute trouvée.

D’autre part, la France s’est rendue vulnérable par le grand écart permanent de son discours. Elle insiste sur certaines valeurs comme les droits des humains et la démocratie, et elle critique les dirigeants issus de coups d’État. Mais, en même temps, elle ne s’est pas départie de comportements datant de la Françafrique, c’est-à-dire qu’elle maintient un ferme soutien à des dirigeants autoritaires et corrompus, de Biya au Cameroun à Bongo au Gabon. Elle a adoubé sans difficulté le nouveau dirigeant tchadien, le fils d’Idriss Déby. Même si l’opposition tchadienne fut en réalité exclue de la transition.

La France est prise dans des contradictions dont elle ne parvient pas à s’extraire. Soit elle entend rompre avec son passé d’ingérences multiples, pas moins de 55 interventions de l’armée française depuis 1960 en Afrique. Et dans ce cas, elle suscite la méfiance des dirigeants qui voyaient en elle la garante de leur pouvoir, avec le risque qu’ils choisissent d’autres partenaires. Soit elle continue d’intervenir et de soutenir certains régimes. Mais dans ce cas, elle apparaît comme néocoloniale et un frein aux aspirations démocratiques dans l’esprit des populations.

Tout cela pose la question de l’héritage des politiques africaines de la France.

Bertrand Badie explique que trois strates de ces sociétés ont convergé récemment dans leurs critiques à l’encontre de la France

En bas de l’échelle, les populations les plus humbles et majoritaires. Leurs conditions de vie ont été fortement dégradées par l’insécurité quotidienne, qui n’a cessé de croître en dépit des Français.

Ensuite, les classes moyennes, surtout urbaines, bien reliées au monde par Internet. Ces dernières ressentent comme une humiliation le fait de demeurer une périphérie du monde, encore dominée. Elles réclament la pleine souveraineté de leur pays.

Enfin, les élites dirigeantes, qui font de la critique de la France et de la défense de leur souveraineté bafouée leur fonds de commerce. Elles y trouvent la justification de leurs échecs et un bouc émissaire utile. Elles expliquent que les souffrances du peuple sont liées à l’impérialisme extérieur, français pour le nommer.

Il faut le courage du président du Niger, Mohamed Bazoum, pour expliquer que les choses ne sont pas si simples.

Les critiques les plus virulentes contre la France émanent d’un nouveau courant panafricaniste. Ce dernier étant nourri d’un imaginaire révolutionnaire et s’inscrit dans la volonté du Sud global de remettre en cause l’ordre ancien, dominé par les Occidentaux. À cet égard, il faut rappeler que la France n’est pas la seule à être visée. On entend aussi des slogans appelant au départ des Casques bleus et l’ONU est une cible fréquente des manifestants.

Simultanément à ces discours anti-Français et plus largement anti-Occidentaux, les drapeaux russes se multiplient dans les manifestations. Ils sont brandis comme des symboles d’émancipation. D’où une question légitime : ces manifestants ne sont-ils pas instrumentalisés par d’autres puissances étrangères qui entendent déployer une politique d’influence sur le continent ? Il est donc temps de réfléchir aux acteurs et à la scène de cette histoire.

Qu’est-ce que l’Afrique ?

Un continent de près de 30 millions de km² (22 % des terres émergées), 54 États. Incluant les îles de l’océan Indien comme Maurice, et ce nombre montre l’intérêt que peuvent représenter ces voix à l’Assemblée générale de l’ONU.

L’Union africaine est l’organisation régionale du continent. Elle compte d’ailleurs 55 membres, car le Sahara occidental y est également représenté. Tout en acceptant la balkanisation du continent issue de la période coloniale, elle incarne le rêve panafricain, d’union, car la diversité est grande. L’Afrique est une mosaïque de peuples et plus d’un millier de langues y sont parlées.

La démographie est une dimension majeure de la réalité géopolitique africaine. 1,4 milliard d’habitants aujourd’hui, pour un continent encore peu densément peuplé (50 hab./km²). En 1950, le continent n’en comptait que 250 millions environ et dans moins de 30 ans, en 2050, cette population aura doublé ou presque, avec 2,5 milliards d’habitants, soit 25 % de la population mondiale. Il faut aussi garder à l’esprit que la moitié de la population a moins de 20 ans.

L’Afrique subsaharienne rassemble encore plus des 2/3 des pays les plus démunis de la planète

Pourtant, au tournant des années 2010, l’Afrique semblait tirée par une dynamique prometteuse. Boostée par l’envol du cours des matières premières au cours de la première décennie du siècle, elle devenait attractive. On parlait de renaissance africaine, d’envol de l’Afrique, de Lions africains pour ses économies les plus dynamiques.

Mais le tableau du continent est aujourd’hui très nuancé. Il a été frappé indirectement mais durement par la pandémie, par la contraction de l’économie mondiale, par la guerre en Ukraine… 19 pays en Afrique subsaharienne sont aujourd’hui surendettés.

Le Ghana, un pays présenté longtemps comme modèle de gouvernance et prometteur, vient de faire défaut sur sa dette. Dans ces conditions, la démocratie, qui avait fortement progressé au cours des trente dernières années, est partout en recul. Certes, tout le monde se proclame démocrate, mais à l’image de Kagame au Rwanda, cela ne veut pas dire adoption du modèle de la démocratie occidentale. En Afrique de l’Ouest, les coups d’État (Guinée, Mali, Burkina Faso) et les régimes autoritaires se multiplient, alors que la situation sécuritaire ne cesse de se dégrader.

La place de la France : en retrait

Mali, Guinée, Burkina Faso, Centrafrique : ces États rebelles sont en pointe dans la contestation de la place de la France en Afrique francophone

Alors, quelle est cette place ? La France est d’abord perçue comme une puissance militaire, ce qui est sans doute une donnée du problème. Elle dispose à ce jour encore d’environ 3 000 hommes, avec quatre bases permanentes en Côte d’Ivoire, à Djibouti, au Gabon et au Sénégal. Et avec des contingents importants au Niger dans le soutien à la lutte antiterroriste.

Mais elle ambitionne de démilitariser son image. En mars, Emmanuel Macron a affirmé qu’« il n’y aura plus de bases militaires en tant que telles », mais plutôt des bases cogérées avec des partenaires. Le nombre de soldats devrait diminuer, sauf à Djibouti, base relais pour les projections de force vers l’Indo-Pacifique.

La place économique de la France sur le continent ne cesse de se réduire. Sur les 20 dernières années, elle a perdu la moitié de ses parts de marché (plus que 7,4 % du commerce extérieur de l’Afrique). La création d’une nouvelle monnaie africaine pour remplacer le franc CFA tarde à voir le jour. Les 14 pays qui l’utilisent ont encore une monnaie qui est arrimée à l’euro.

Mais l’Afrique est devenue aussi un partenaire très secondaire pour la France, qui ne compte plus que 150 000 ressortissants sur le continent. L’Afrique ne représente que 5 % environ du commerce extérieur de la France et les investissements français sur le continent sont en recul (moins de 5 % des investissements extérieurs de la France). Même si, de son histoire, elle conserve un stock d’investissements remarquable.

Il y a donc de nouveaux acteurs en Afrique : ce sont les puissances émergentes

Il s’agit de la Chine et de la Russie, mais également de l’Union indienne (téléphonie, médicaments génériques), de la Turquie (transport aérien, BTP, éducation), des pays du Golfe, sans compter le rôle croissant d’un pays comme le Maroc en Afrique subsaharienne.

Tous ces pays sont une alternative à l’ancienne métropole. Même les États-Unis de Joe Biden viennent d’organiser un sommet États-Unis-Afrique à Washington. Ils promettent partenariat et investissements dans une claire rivalité avec la Chine.

La présence chinoise ne date pas d’hier

Depuis 2000 se tiennent tous les trois ans des Forums de coopération sino-africaine, qui sont les temps forts de cette Chinafrique. Depuis 13 ans, la Chine est le premier partenaire commercial de l’Afrique. Elle a développé avec ce continent des relations d’abord économiques, avec des objectifs politiques. Relations économiques, car la Chine propose des investissements massifs dans les infrastructures et l’exploitation des ressources. Elle a aussi inclus l’Afrique dans son projet des Routes de la Soie, sorte de mondialisation à la Chinoise.

Elle agit en promettant un échange gagnant-gagnant sans aucune ingérence politique ni condition posée pour ces investissements (le consensus de Pékin). Dans la pratique, elle privilégie les accords comme ceux conclus en Angola, où les projets d’infrastructures sont financés par des prêts chinois remboursés par la vente de matières premières (ici, le pétrole).

Elle est au premier rang des créanciers de la dette africaine. Elle possède 1/3 de la dette extérieure de la Zambie, qui vient de se déclarer en défaut de paiement. Il y a bien des objectifs politiques derrière ces liens économiques. À savoir, détacher l’Afrique du camp occidental, y développer son soft power, avec l’expatriation massive en Afrique d’une main-d’œuvre chinoise (un million) et le développement des instituts Confucius, et, bien sûr, isoler Taïwan.

Sa présence militaire est discrète. Elle possède à Djibouti sa seule base militaire extérieure. Elle vend des armes à l’Éthiopie ou au Nigéria, et y a envoyé des Casques bleus. L’asymétrie des relations économiques a parfois suscité de vives critiques. En 2013, le gouverneur de la Banque centrale du Nigéria parlait d’« attitude néocoloniale », mais on n’a jamais entendu quelque chose de comparable aux discours hostiles qui ciblaient la France.

Le désamour de l’Afrique pour la France semble surtout avoir pour corollaire l’attrait qu’exerce aujourd’hui la Russie

Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères russe, était en février dernier en déplacement officiel au Mali. Il a promis l’aide russe pour lutter contre le djihadisme. Et il a étendu cette proposition aux États sahéliens et même aux pays riverains du golfe de Guinée. Il a fustigé les approches néocoloniales des Occidentaux et affirmé que leurs agissements en Afrique étaient identiques à ceux qu’ils déployaient en Europe.

Il est aisé de comprendre la stratégie russe, qui veut occuper le terrain pour sortir de l’isolement diplomatique auquel l’expose la guerre en Ukraine. De fait, l’engagement de la Russie en Afrique est surtout net depuis 2014. Date à laquelle, après l’annexion autoritaire de la Crimée, elle est mise au ban d’une partie de la communauté internationale.

Surtout, Lavrov entend montrer que Russie et Afrique ne poursuivent qu’un but commun : la désoccidentalisation du monde. Il cherche à raviver les liens étroits que l’URSS à l’époque de la guerre froide avait su tisser avec certains régimes africains (Mozambique, Éthiopie, Angola) et des mouvements de libération. Et cela marche. En 2019, Poutine a organisé un sommet russo-africain, auquel ont participé 43 dirigeants africains. Le pays est devenu le premier fournisseur d’armes du continent.

Aujourd’hui, c’est surtout par l’intermédiaire de la société de sécurité Wagner que la présence russe est visible en Afrique

Cette entreprise n’a aucun statut officiel en Russie. Elle est dirigée par Evgueni Prigojine, personnage sulfureux qui, après 10 ans de prison, a fait fortune dans les casinos et la restauration. Toujours proche de l’entourage de Poutine, il est aussi le créateur d’une agence de propagande russe. Cette dernière, via Internet, diffuse ses infox à l’étranger.

Ses mercenaires sont présents en Centrafrique et en Libye depuis cinq ans, au Soudan depuis six ans et au Mali depuis la fin de l’année 2021. Il y aurait environ 1 400 mercenaires russes. Désormais, leur présence au Burkina Faso est dénoncée par le Ghana, pays frontalier. Le modèle d’affaires du groupe Wagner, c’est la prédation et le financement direct par l’État où il intervient. Ainsi, au Soudan et en Centrafrique, où sa présence est ancienne, il a mis la main sur des gisements aurifères.

Si la position russe est aisée à comprendre, reste à comprendre le point de vue des Africains

Les résolutions sur l’Ukraine à l’ONU ont montré un continent divisé. Il y a un an, si un seul pays (l’Érythrée) a suivi la Russie, 25 pays africains se sont abstenus ou n’ont pas pris part au vote. Le gouvernement de Ramaphosa en Afrique du Sud par exemple n’oublie pas que l’ANC, son parti, a été soutenu fermement par l’URSS à l’époque de l’Apartheid.

Si les sociétés africaines apparaissent séduites par la rhétorique antioccidentale de Poutine, il ne faut pas se tromper : la présence de Wagner dans certains États est liée directement au besoin de sécurisation de nouveaux pouvoirs.

Par exemple, au Burkina Faso, le capitaine Traoré a une position fragile, y compris au sein de l’armée. Et début 2023, des civils ont créé un mouvement citoyen, « Les justes pour la défense du Faso », qui appelle la junte à redonner le pouvoir au peuple. Les mercenaires de Wagner viennent protéger non pas le pays mais les gouvernants.

La Russie offre la sécurisation de régimes (et non de pays) contre de la prédation. Son art à mener une guerre informationnelle fait le reste. Elle insiste sur sa défense des valeurs conservatrices, qu’elle oppose à la décadence des sociétés occidentales, et elle sait propager des infox. Lors du putsch de Traoré, la rumeur (infondée) a couru que la France entendait soutenir son prédécesseur. Cela a suffi à déclencher des manifestations populaires contre l’ancien colonisateur accusé d’ingérence. Des manifestations accompagnées du saccage de locaux français et où des drapeaux russes ont été brandis.

Il y a donc bien un passif entre ces pays et la France, expliquant que la relation est toujours habitée par le soupçon, quoi que fasse la France. La suite de cet article va revenir sur cette histoire.

Au cœur de ce divorce, il y a une longue histoire d’où découlent des mémoires différentes

Des mémoires qui ne cessent d’évoluer, mais aussi de converger lentement. En voici quelques étapes.

La présence française en Afrique est précoce, les Français y ont des comptoirs côtiers dès le XVIIᵉ siècle

C’est l’époque où la France s’installe en Amérique, au Canada et surtout aux riches Antilles où l’on produit le sucre. C’est pour cette culture et pour ces îles que la France, aux côtés de plusieurs pays européens, participe pleinement à l’organisation de la traite atlantique, c’est-à-dire au commerce d’esclaves, jusqu’à son interdiction en France en 1817.

La mémoire française fut lente à intégrer cette histoire. Il a fallu attendre la fin du XXᵉ siècle pour que des villes comme Bordeaux et Nantes y fassent une place dans leurs musées respectifs. La colonisation de territoires africains par la France intervint plus tard, au XIXᵉ siècle. Ce fut d’abord l’Algérie en 1830. Puis, à partir de la Conférence de Berlin de 1885, la France participa au « partage de l’Afrique ».

Comme l’expliquait Jules Ferry, c’était une question de puissance dans un contexte de nationalisme et de rivalités intraeuropéennes. C’est ainsi que la France se constitue un vaste empire colonial, installant son autorité sur le Maghreb, sur l’Afrique occidentale et sur l’Afrique équatoriale.

Cette colonisation prend fin, à reculons pour la France, en 1956 pour le Maroc et la Tunisie, et en 1962 pour l’Algérie. Tandis que l’Afrique noire bascule dans l’indépendance en 1960 (à l’exception de la Guinée, en 1958).

De cette période coloniale naissent des mémoires éclatées

Le récit français de l’histoire nationale présenta longtemps un processus pacifique de colonisation. Avec des explorateurs qui, comme Savorgnan de Brazza, étaient des héros libérateurs, apportant la civilisation. La réalité est une conquête par le sabre et la négociation avec des chefs locaux qui signent des accords vite trahis le plus souvent. Par exemple, ce sont des guerres de conquête meurtrières que mènent les Français en Algérie ou à Madagascar.

Dans un même registre, les débats sont vifs sur la responsabilité de la colonisation dans le sous-développement comme dans les difficultés politiques des pays africains.

Les travaux des historiens ne cessent d’enrichir les analyses

Par exemple, sur la question de l’équilibre ou non entre l’apport de la colonisation et les coûts de celle-ci, c’est le livre de l’historien Jacques Marseille en 1984 qui a longtemps fait autorité. Dans ce dernier, il montrait que les colonies n’étaient pas une bonne affaire pour le pays. Leurs coûts n’étant pas compensés par leurs apports, compte tenu du peu d’intérêt des milieux d’affaires. Cette thèse est depuis très nuancée.

L’économiste Denis Cogneau vient de montrer dans un ouvrage récent que l’Empire fut au contraire bon marché, que la dépense publique fut dérisoire sur place (sauf peut-être dans la dernière décennie) et que les colonisés ont en fait payé pour leur propre domination (voir L’Empire colonial français : de l’histoire aux héritages de Hubert Bonin).

On comprend donc que tant que les mémoires seront divergentes et que les historiens des deux rives de la Méditerranée n’écriront pas une histoire commune, le ressentiment contre la France perdurera. Mais les choses changent depuis peu. En janvier dernier, la France et l’Algérie viennent d’installer une Commission mixte d’historiens pour travailler sur l’histoire de la colonisation. De même, en mars, ont commencé les travaux de la Commission mixte Mémoires sur la guerre d’indépendance au Cameroun entre 1945 et 1971. Une guerre qui fit 100 000 victimes camerounaises, mais passée sous silence en France.

La décolonisation est subie par la métropole

Après l’humiliation de Diên Biên Phu en 1954 en Indochine, après la victoire du FLN en Algérie et la séparation dans la douleur, de Gaulle entend réussir la décolonisation de l’Afrique noire. Il s’agit de conserver des liens. L’Afrique francophone n’est-elle pas, comme le dit de Gaulle, le « pré carré » de la France ? C’est-à-dire sa zone d’influence réservée ?

Francis Akindès, professeur à l’université de Bouaké en Côte d’Ivoire, en montre les conséquences. « Après les indépendances, les Britanniques sont partis sans laisser d’adresse. Les Français, eux, sont partis en disant nous sommes toujours là. Depuis, les citoyens des postcolonies d’Afrique francophone ont toujours l’impression, à tort ou à raison, que les décisions se prennent à Paris. » (Le Monde, 7/11/2022).

C’est l’heure de la Françafrique

Ce terme aurait été inventé par Houphouët-Boigny, le dirigeant de la Côte d’Ivoire (entre 1960 et sa mort en 1993). Il a symbolisé le mieux ce lien étroit entre l’Élysée et les États africains. Son usage est en réalité assez récent, depuis les années 1990, et dans un sens négatif. Il signifie que La France (ou certaines de ses élites) détournerait une partie des richesses africaines, en soutenant des régimes corrompus avec lesquels elle entretient des liens personnels de proximité.

La politique africaine de la France fut forgée par le Général de Gaulle. Il choisit de créer un ministère de la Coopération dédié à cette région du monde et échappant à la tutelle du ministère des Affaires étrangères. Il créa une cellule africaine autonome à l’Élysée, au fonctionnement assez opaque. Elle est dirigée sous de Gaulle, puis sous Pompidou, par Jacques Foccart. Et ce, dans un contexte de guerre froide où la priorité est bien de lutter contre les idées communistes.

Liens personnels, coopération monétaire (franc CFA) et économique (via notamment le groupe pétrolier Elf, dont les pratiques de corruption ont été depuis dénoncées), accords de défense. Les liens sont étroits avec les dirigeants africains, d’autant que ceux-ci s’accrochent au pouvoir.

Les présidences de Giscard d’Estaing ou de Mitterrand ne changent pas véritablement la donne, en dépit du discours de la Baule de ce dernier, qui demandait une évolution des régimes vers la démocratie. Giscard d’Estaing est discrédité par ses liens avec l’Empereur Bokassa en Centrafrique, Mitterrand soutient personnellement le dirigeant rwandais, alors que les extrémistes hutus dans son entourage préparent le génocide.

Au XXIᵉ siècle, la France cherche à infléchir sa politique africaine, sans obtenir les effets escomptés

Lionel Jospin fait disparaître le ministère de la Coopération. Sarkozy rétablit les relations avec le Rwanda. Il anime les sommets désormais nommés Afrique-France, mais son discours à Dakar en 2007 réduit les efforts à néant. Il a déclaré : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire. Jamais il ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. Le problème de l’Afrique est là. »

Un texte édifiant de paternalisme, arrogant, et qui semble montrer que décidément la France reste une puissance néocoloniale qui n’a pas compris que le continent a profondément changé et qu’il est, lui aussi, en phase avec la mondialisation.

Macron, dans son discours de Ouagadougou en 2017, affirme qu’il n’y a plus de politique africaine de la France. La volonté de rupture est là. Stratégie pro-business tournée aussi vers l’Afrique anglophone, volonté de s’appuyer sur la diaspora africaine en France, politique de restitution d’œuvres d’art africaines. Mais les impératifs sécuritaires l’emportent.

Dans la continuité de l’action de François Hollande, qui avait décidé l’opération Serval, la France apparaît d’abord comme une puissance militaire et est contrainte au grand écart, entre les valeurs qu’elle entend défendre et le soutien à des régimes autoritaires.

Au final, force est de constater à la fois le recul de son influence économique comme stratégique et les critiques toujours plus vives contre son action. Quel avenir aux relations franco-africaines dans ces conditions ? Un nouveau départ est-il possible ?

Perspectives : la politique africaine de la France reste-t-elle prisonnière de l’histoire ?

Le sentiment qui prédomine est que quoi que fasse la France, elle sera l’objet de critiques. Si elle intervient, l’accusation de Françafrique sera brandie. Si elle ne fait rien, elle sera accusée de ne pas assumer ses responsabilités.

Alors, le divorce est-il consommé ?

Ce qui se joue aujourd’hui en Afrique francophone, c’est l’achèvement de la décolonisation

Côté français, cet héritage colonial et les violences subies par les populations africaines qui en ont gardé la mémoire sont trop sous-estimés. En dépit de belles intentions, il y a encore du paternalisme dans l’attitude des dirigeants français.

Comme lorsque Macron, dans son récent voyage en République démocratique du Congo, sermonne le président Tshisekedi, en rappelant que son pays n’a pas été capable depuis 1994 de restaurer sa souveraineté, ni militaire ni sécuritaire. Or, celui-ci ne le sait que trop et le pays souffre de l’intervention de puissances extérieures.

La France paie aussi son soutien à des dirigeants qui n’ont pas su donner un avenir à la jeunesse de ces pays. La quête de la souveraineté est un leitmotiv dans les discours de cette jeunesse, souvent associé à un rêve de panafricanisme. Certes, l’Union africaine est encore loin d’incarner le panafricanisme attendu, mais elle agit et a une légitimité.

L’Afrique ne réglera pas ses problèmes seule, elle a donc besoin de partenaires. Mais la France n’est pas incontournable et il faut reconnaître qu’elle a un passif qui joue contre elle. D’où une méfiance certaine.

Ce divorce dépasse largement la France

Il démontre l’insertion plus large de l’Afrique dans un vaste mouvement de multialignement et de désoccidentalisation du monde. Brandir le drapeau russe, c’est une manière simple de dire qu’on a le choix. La Russie réussit à être populaire en ne parlant pas d’elle-même (n’est-elle pas aujourd’hui la première puissance impérialiste ?). Elle parvient à rejoindre l’Afrique sur le sentiment d’humiliation et insiste sur le double discours de l’Occident, qui ne cesse de fixer des règles sans les appliquer lui-même.

Certains politiques africains rappellent ainsi que si le djihadisme a déferlé sur le Sahel, cela découle en partie de l’effondrement libyen provoqué par l’intervention occidentale en 2011. Ce qui est en jeu ici, c’est bien le rejet de l’Occident et ce n’est pas propre à l’Afrique. Un milliard d’Occidentaux doivent revoir leur rapport avec les sept autres milliards d’êtres humains.

La question migratoire est une donnée clé de l’animosité présente, mais aussi des futures relations entre l’Afrique et la France

Les Africains ne constituent qu’une part minoritaire des migrants arrivant en France. En 2020, 20 % des immigrés venaient d’Afrique subsaharienne. La politique des visas pour les Africains est très discriminante. Les portes de l’exil se ferment aux Africains. Les Européens ont passé des accords avec la Libye ou certains pays africains pour que la gestion de ces flux soit gérée à partir de la rive sud de la méditerranée.

En comparaison, l’accueil chaleureux réservé aux réfugiés ukrainiens a été ressenti comme une grande discrimination. De même que le vote en 2019 d’une loi multipliant par dix les frais de scolarité pour les étudiants non européens dans les universités françaises.

Aujourd’hui, la France prépare une nouvelle loi immigration, qui prévoit une carte de séjour pour les métiers en tension. Conséquence : l’Afrique francophone craint un exode plus massif de ses médecins, qu’elle a formés, mais qui partent ensuite en Europe.

Alors, que faire ?

L’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, défendait récemment une position radicale : « Les Africains ne veulent plus de nous. On s’en va, on tire le tapis. » Cela a déjà commencé, la France a aujourd’hui beaucoup plus de ressortissants et a investi bien davantage dans la région Indo-Pacifique.

L’Afrique est-elle encore l’horizon de la France ? Oui, répondait récemment le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu. Ce dernier affirmait que le continent faisait « partie de la profondeur stratégique de la France ». Pour le Général français Clément-Bollée (qui commanda les forces françaises en Côte d’Ivoire), le divorce n’est pas achevé.

Dans une tribune publiée en janvier, il expliquait que la France allait vers de nouvelles déconvenues au Sénégal, au Congo, au Cameroun… mais qu’il fallait rester ambitieux, « en agissant sur le long terme, avec humilité, générosité et cohérence avec nos valeurs. C’est de notre intérêt car nos destins sont liés ». Mais, il y a, dit-il, un impératif : « Le message “l’Afrique aux Africains” doit être entendu et compris. »

Conclusion sur la relation France-Afrique

Leur relation a donc besoin d’un nouveau narratif qui ne sera pas facile à construire. Affirmer qu’il n’y a plus de politique africaine de la France, c’est laisser la porte ouverte aux ambitions des autres pays, alors que la France entend défendre ses positions économiques. Abandonner la Françafrique, mais soutenir des pays frères (comme le Gabon et le Congo), c’est risquer de ne pas être cru.

On peut trouver de l’optimisme, à en croire Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin. En mai dernier, il affirmait : « Je ne crois pas à un sentiment général anti-Français en Afrique francophone où les populations aspirent avant tout à une véritable indépendance politique et économique de leur pays. À mon sens, la Françafrique n’existe plus, mais nombreux sont ceux qui, persuadés du contraire, s’acharnent contre son ombre. »

À la France, donc, de construire de nouveaux partenariats avec une histoire partagée, davantage d’échanges culturels et scientifiques, moins de tracasseries administratives, et moins de présence militaire. Comme cela se met en place. C’est un fait, Paris n’est plus la grande puissance, interlocutrice incontestée des pays africains francophones. Et elle peut s’inquiéter avec raison de la concurrence de la Chine et de la Russie.

Mais, comme le suggère le chercheur américain Ken Opalo, plutôt que d’attribuer le divorce actuel « au résultat de la propagande russe anti-française, les décideurs français devraient chercher à comprendre comment les soixante dernières années, si ce n’est davantage, ont conduit à la situation actuelle ». Ainsi, et avec le temps, pourra être bâtie cette relation apaisée qui est de l’intérêt des deux parties.

Par Anne Battistoni-Lemière

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