À l’occasion de la publication de son livre « Justice climatique, pour une nouvelle lutte des classes », ce mercredi 22 janvier, l’avocat Sébastien Mabile, qui porte notamment l’affaire TotalEnergies Climat, revient pour Novethic sur la question des inégalités climatiques. Une interview publiée dans le cadre de notre série “Repanser l’économie”, où scientifiques, experts et chercheurs éclairent les grandes transformations économiques de notre époque.
Vous publiez aux éditions Actes Sud votre nouveau livre « Justice climatique, pour une nouvelle lutte des classes »*. Quelle est l’origine de ce projet ?
Le point de départ de ce livre est une sorte d’introspection sur ma propre responsabilité climatique, notamment lorsque j’ai quitté Paris pour m’installer à la campagne. Comme toute personne avec des revenus élevés, j’avais un bilan carbone désastreux à l’époque. J’enchaînais beaucoup de voyages en avion, notamment pour des déplacements professionnels : je pouvais parfois voyager jusqu’à Hawaï pour un congrès. J’ai aussi acheté une maison, qui avait un chauffage au gaz, j’ai eu besoin d’acheter une voiture pour me déplacer. Bref, je me suis rendu compte que j’étais dans une situation de dissonance cognitive, et que je ne prenais pas suffisamment en compte ma contribution personnelle à la catastrophe climatique en cours. J’ai pris davantage conscience de l’urgence de la crise climatique et de la question des responsabilités individuelles lorsque j’ai exploré les notions d’objectifs climatiques et de budget carbone, notamment dans le cadre des contentieux sur lesquels je travaille.
Les objectifs climatiques, plus spécifiquement ceux de l’Accord de Paris, sont de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré, en tout cas « bien en-dessous de 2 degrés ». Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas là d’un objectif simplement politique, mais bien d’une limite physique : si l’on dépasse ces seuils, on déclenche des processus irréversibles, des points de basculement qui nous feraient perdre toute capacité à limiter le réchauffement climatique, à tel point que c’est l’habitabilité même de la planète qui serait menacée, quand bien même on parviendrait ensuite à ramener nos émissions à zéro. Or, pour respecter cette limite physique, les scientifiques démontrent que nous avons un budget carbone à respecter, qui est évalué début 2024 à seulement 200 gigatonnes de CO2 équivalent. Or comme l’humanité en émet entre 50 et 55 gigatonnes par an, cela veut dire que l’on risque d’épuiser notre budget carbone restant d’ici 2030, ce qui nous ferait basculer dans une grande zone d’incertitude et de danger. Nous devrions donc considérer ce budget comme un bien commun de l’humanité, comme une ressource collective limitée et finie, à utiliser avec parcimonie et à faire preuve de sobriété. Partant de là, la question du poids respectif des différentes composantes de la société dans la consommation de ce budget devient centrale., et pour quels usages. Ce qui nous amène à la question de la justice climatique, qui vise à compenser les inégalités climatiques.
Dans votre livre, vous faites l’état des lieux des connaissances scientifiques sur ces inégalités climatiques, qu’en est-il ?
Il y a un discours, notamment diffusé par les industries pétrolières, qui défend l’idée que le réchauffement climatique serait lié au mode de vie des êtres humains dans leur globalité, que chacun serait responsable de la crise climatique. Ce qui est juste, c’est que l’exercice de nos droits fondamentaux suppose d’émettre de grandes quantités de gaz à effet de serre. Mais ce discours dilue les responsabilités des différentes composantes de la société et masque de grandes inégalités. Si l’on s’intéresse aux individus, les scientifiques montrent que les 1% les plus riches sont responsables de 17% des émissions de gaz à effet de serre (GES), et que les 10% les plus riches émettent près de la moitié des émissions mondiales. En face, la moitié de la population mondiale qui vit encore sous le seuil de pauvreté, émet 1,5 fois moins de GES que les 1% des plus riches. Pour parler en valeur absolue : les 10% les plus riches en Europe émettent en moyenne 29 tonnes de CO2 par an, six fois plus que la moitié la moins riche de la population. En Amérique du Nord, les 10% les plus riches émettent en moyenne 69 tonnes, plus de 10 fois la moyenne mondiale. Quant aux 1% les plus riches, leurs émissions dépassent les 100 tonnes. Et le plus souvent, ces émissions sont liées à des usages purement récréatifs : usage immodéré de l’avion, voire des trajets en jets privés, qui sont en forte augmentation dans le monde, super yachts, immobilier de luxe…
« On assiste à un accaparement du budget carbone au profit d’une petite élite »
Autrement dit, on observe un accaparement du budget carbone restant de l’humanité au profit d’une petite élite, qui se considère généralement exemptée de toute obligation, et qui continue à vivre sans égard pour ses impacts écologiques. Or cet accaparement remet en cause la capacité du reste de la population et des générations futures à assurer leurs besoins fondamentaux et à s’adapter aux conséquences de la crise climatique. Il existe donc un impératif éthique, moral, mais aussi juridique à questionner la répartition du budget carbone.
Vous pointez la responsabilité des plus riches, mais en Occident ne sommes-nous pas pratiquement tous, y compris les classes moyennes, parmi ces 10% les plus polluants ?
C’est en partie vrai, les habitants des pays riches génèrent en moyenne plus d’émissions de GES que le reste du monde. Mais cette réalité était surtout celle des années 1990, quand les inégalités étaient très fortes entre les pays. Ces trois dernières décennies, ce sont les inégalités au sein des pays qui se sont considérablement creusées, avec une élite économique qui est devenue partout de plus en plus riche : il y a désormais près de 3 000 milliardaires dans le monde, et on en compte quatre nouveaux chaque semaine, tandis qu’entre 2020 et 2021, plus de 5 millions d’individus dans le monde sont devenus millionnaires.
Inversement, les classes moyennes des pays riches émettent beaucoup moins que ces élites économiques. En France, par exemple, plus de la moitié de la population émet d’ores et déjà moins de 6 tonnes de GES par an, ce qui est l’objectif à atteindre collectivement en 2030 pour respecter l’Accord de Paris. On a donc de considérables inégalités d’émissions, y compris au sein même des pays riches. Et on ne peut clairement pas affirmer que la responsabilité climatique d’un Européen moyen soit comparable à celle des plus riches.
Un certain nombre d’études scientifiques montrent d’ailleurs que l’on peut permettre aux 3,5 milliards d’être humains qui vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté d’augmenter leurs émissions afin qu’ils puissent vivre dignement,et puissent satisfaire leurs besoins essentiels. Cette hausse d’émissions des GES est tout à fait compatible avec les objectifs climatiques, mai à la seule condition que les 10-20% les plus riches fassent leur part d’effort et réduisent les leurs.
Selon vous, les politiques climatiques actuelles ne s’attaquent pas à cette question des inégalités climatiques ?
Le constat est que la majorité des mesures climatiques sont indiscriminées, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent de la même façon pour l’ensemble de la population. Par exemple, on augmente les taxes sur les carburants, et cela s’applique à tous quel que soit son niveau de revenu ou son impact climatique. Mais dans les faits, …
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